Working Paper - Aurélia Desplain - La philanthropie chinoise au miroir de la philanthropie américaine
La fabrique locale d’une philanthropie de petite entreprise américaine dans la province de Yunnan en Chine.
L’auteur
Aurélia Desplain est docteure en anthropologie sociale – ethnologie, postdoctorante au Centre d’études sur la Chine moderne et contemporaine (UMR 8173 CCJ-CECMC – Centre d’étude sur la Chine moderne et contemporaine – EHESS/CNRS).
Résumé
Ce billet présente une étude de cas centrée sur deux entrepreneurs américains installés à Kunming (capitale de la province du Yunnan en Chine), qui développent des pratiques de philanthropie à destination d’une communauté élargie d’une part, et d’une communauté plus restreinte d’autre part. Il montre comment se fabrique, à l’échelon le plus local, une philanthropie de petite entreprise, et comment les conceptions américaines et chinoises de la philanthropie s’articulent au niveau microsociologique.
Mots-clés
Philanthropies américaine et chinoise, éthique de l’entrepreneur, don, communauté, Yunnan, individualisation.
Introduction
L’essor économique de la Chine au cours des quatre dernières décennies s’est déroulé sur fond de dégradations environnementales intenses et d’exploitation inique des travailleurs. Il suscite actuellement de vives controverses nationales et aboutit à des contradictions sociales qui se durcissent, mettant en cause la légitimité de l’État-parti. L’enrichissement rapide de la société chinoise vient poser la question de la place que l’on assigne à la richesse dans l’ensemble du dispositif social (Guiheux 2015). En Chine comme ailleurs, que se perpétuent et se reconfigurent des « philanthropies d’entreprise », témoigne que des acteurs (parmi lesquels des entrepreneurs enrichis) cherchent des réponses à la violence de l’enrichissement et des moyens de surmonter les contradictions qu’il induit. Ce billet présente une étude de cas centrée sur deux entrepreneurs américains installés à Kunming (capitale de la province du Yunnan en Chine), qui développent des pratiques de philanthropie à destination d’une communauté élargie d’une part, et d’une communauté plus restreinte d’autre part. Il montre comment se fabrique, à l’échelon le plus local, une philanthropie de petite entreprise, et comment les conceptions américaines et chinoises de la philanthropie s’articulent au niveau microsociologique. Nous présenterons d’abord les actions philanthropiques des entrepreneurs à destination d’une communauté élargie, pour montrer la fonction de la philanthropie comme remboursement de la dette contractée à l’égard de la société ayant permis aux entrepreneurs de s’enrichir. Nous nous intéresserons ensuite aux actions de philanthropie menées auprès d’une communauté plus restreinte (limitée aux membres de l’entreprise) pour interroger la capacité des individus et des gouvernements à (se) mobiliser au nom d’une morale humanitaire sur des questions qui souffrent du désengagement de l’État.
Rendre à la communauté élargie : la rationalité de l’action sur les problèmes sociaux
Ian et Lee sont deux hommes américains nés en 1977 et installés à Kunming (province du Yunnan) depuis le début des années 2000, où ils ont fondé un café-restaurant en 2004. Ian a obtenu un diplôme en études asiatiques en 2001 après avoir réalisé un mémoire de recherche en Chine sur l’impact social des politiques de relogement du barrage des Trois-Gorges, dans la province du Hubei. Son travail universitaire a été l’occasion d’analyser des inégalités sociales touchant les populations rurales de la Chine. La même année, il a quitté les États-Unis pour s’installer à Shengping, petit village touristique de la province du Yunnan en Chine, où il comptait apprendre les arts martiaux au sein d’un temple Shaolin. C’est dans ce temple, au cours d’un combat de kungfu qu’il a rencontré Lee. Lee a quitté les États-Unis et une carrière débutante de comédien pour s’installer à Shengping. Il y a rapidement trouvé un emploi dans un café touristique du village où, du fait de sa nationalité et de son expérience en restauration aux États-Unis, il était rémunéré dix fois plus que les jeunes Chinoises et Chinois qu’il avait pour collègues. Lee a gardé un sentiment de malaise de cette situation injuste qui l’avantageait. Ian et Lee se sont liés d’amitié et ont projeté d’ouvrir ensemble un petit café. Ils ont difficilement réuni les fonds nécessaires, Ian est retourné plusieurs mois aux États-Unis pour y travailler comme serveur dans une station de montagne et économiser sa part d’investissement dans l’entreprise, Lee a continué de travailler à Shengping. Ces fragments de récits des entrepreneurs synthétisent des informations recueillies au fil d’entretiens multiples réalisés entre 2013 et 2015. Ils donnent à voir la mise en récit par Ian et Lee de l’expérience qu’ils font individuellement des inégalités socio-économiques : Ian met en avant sa casquette d’observateur formé aux sciences sociales pour relater sa première approche des conditions socio-économiques défavorables aux populations rurales chinoises, Lee dénonce les bénéfices qu’il a tiré d’une situation, au détriment de travailleurs locaux. À leur arrivée sur le territoire chinois, Ian et Lee ont donc été confrontés à des situations inégalitaires, soit qu’ils en soient de simples témoins, soit qu’ils en soient acteurs, privilégiés par des conditions défavorables à d’autres avec lesquels ils sont en contact quotidiennement. Aussi, tout en surmontant différents obstacles pour mener à bien leur projet de création d’entreprise, Ian et Lee ont-ils élaboré une démarche réflexive en vue de donner du sens au rôle qu’ils se donnent actuellement. G. Gallenga caractérise ce type de démarche comme étant une « éthique professionnelle de l’entrepreneur », c’est-à-dire le procès par lequel des individus réalisent un examen de conscience, traitent les possibles d’une situation, réinterprètent les catégories de bien et de mal pour les incorporer puis les mettre en action (Gallenga 2013). Pour Ian et Lee, la mise en action est passée notamment par leur implication dans des organisations à but non lucratif. Ils ont créé une association sans statut légal en 2010, en utilisant une partie des bénéfices de leur restaurant. Leur idée était initialement très ambitieuse : fonder une organisation non gouvernementale légale, drainant d’importants financements. Mais les entrepreneurs se sont heurtés à la difficulté des démarches d’obtention d’un statut juridique d’une part, à l’ampleur des procédures pour réunir des fonds d’autre part (telles que la complexité de la rédaction de dossiers de réponse à des appels à projets). Leur petite association s’est tournée du côté de la préfecture dont les employées de leur café-restaurant sont originaires : villages ruraux pauvres de la province du Yunnan. Leurs visites régulières à des amis résidant dans ces villages ont été pour eux l’occasion de discuter avec différentes familles paysannes pour cerner les problèmes que les activités de l’association pourraient cibler. Les thèmes récurrents auxquels Ian et Lee se sont intéressés étaient la difficulté d’accès à des soins de qualité, et la possibilité de bénéficier de bons enseignements à l’école. Au fil des ans, les deux entrepreneurs se sont rapprochés d’organisations chinoises et étrangères proposant des programmes de santé dans les campagnes, auxquels ils participaient en tant que bénévoles. Par l’intermédiaire de leur propre association ils se sont consacrés principalement à l’organisation de classes d’activités artistiques (musique, arts plastiques) sous forme de passage de quelques heures dans des écoles, avec une équipe de bénévoles. L’une des voies de recrutement de ces bénévoles s’appuie par exemple sur un réseau américain de volontariat d’une prestigieuse université des États-Unis, dont une antenne est installée à Kunming depuis plusieurs années. Sous la supervision d’un tuteur, des lycéens du monde entier sélectionnés par cette université sont incités à réaliser une gap year ou année de césure avant le début de leur cursus universitaire, pour faire du bénévolat dans le pays de leur choix. Ian et Lee intègrent régulièrement certains de ces étudiants dans les ateliers artistiques à destination d’enfants scolarisés dans des écoles défavorisées. Ils partagent également avec le tuteur des suggestions de personnes ou familles à contacter dans des villages ruraux, qu’ils connaissent par le biais de leurs employées entre autres, pour l’organisation des séjours étudiants. Le café-restaurant de Ian et Lee est bien souvent le lieu dans lequel sont préparées les activités artistiques bénévoles. En décembre 2014 par exemple, une action était programmée dans une école pour enfants de migrants de Kunming. Les bénévoles étudiants et les professeurs d’arts plastiques (chinois et étrangers) faisant partie du cercle d’amis de Ian et Lee s’étaient tous retrouvés dans le café-restaurant pour préparer le matériel et organiser les activités proposées aux écoliers : la construction de marionnettes de papier. Ceci avait pour but de proposer une activité ludique et créative (l’équipe fournit les papiers de couleur prédécoupés par les bénévoles dans des magazines, les tubes de colle, les crayons de couleur, les matériaux tels que feuilles d’arbres, brindilles), d’enseigner quelques mots d’anglais (les couleurs, les chiffres, les parties du corps), et de sensibiliser les enfants aux gestes de premiers secours. Ian et Lee disposent en effet d’un mannequin de formation à la réanimation cardio-pulmonaire. Ils passent de classe en classe pendant que les écoliers sont occupés à dessiner/coller/colorier et présentent des gestes de premiers secours en amusant les enfants. Lee prend des photos de ces journées, avec lesquelles il alimente le blog internet de l’association.
Il est classique, dans les récits des entrepreneurs philanthropes de nationalités diverses, de retrouver l’argument de l’importance de « rendre à la communauté », en vertu du fait que la communauté a permis à l’individu de s’enrichir. À la fin du 19e siècle A. Carnegie, baron américain de l’industrie de l’acier comptant à cette époque parmi les hommes les plus riches du monde, publie l’ouvrage The Gospel of Wealth dans lequel il explique que la société est un combat permanent, aboutissant à une sélection naturelle dont « les riches » sont le produit le plus pur (Abélès 2003). Le devoir de civilisation des entrepreneurs enrichis est alors de redistribuer une part de leur richesse afin d’aider « les pauvres » à s’élever socialement. Les fondations Carnegie, Rockefeller se consacrent ainsi au déploiement d’une scientific charity, c’est-à-dire à l’organisation des actions de philanthropie en vue d’une « amélioration de la communauté » : la création de bibliothèques vise à permettre l’accès à la connaissance, la construction d’hôpitaux a pour but d’ouvrir l’accès aux soins. Aujourd’hui, les magnats du high tech américain, dont les bénéfices se comptent en millions ou milliards de dollars, entendent investir (et s’investir) dans une philanthropie qui se veut sous le signe de la raison, de l’amélioration des hommes, de la collectivité, et non sous le signe de la sensibilité et de la compassion, comme l’est la charité (Abélès 2003). La charité veut avoir une action directe sur la pauvreté, la philanthropie vise elle, ancrée dans la rationalité, à avoir une action sur ses causes. Par leurs actions, les nouveaux philanthropes américains ambitionnent d’apporter des éléments de compréhension et de résolution des maux de la société, et non uniquement un apaisement de leurs symptômes.
Dans la Chine maoïste, une grande partie de l’activité économique est contrôlée et gérée par l’État (Guiheux 2006). Les entreprises publiques n’ont pas qu’un rôle économique elles ont aussi un rôle social, politique et administratif (Eyraud 1999). C’est en effet par elles (danwei ou unités de travail) que se règlent les questions d’alimentation (coupons de rationnement), de logement, de soins, de retraites, de crèches, d’écoles puis d’emploi, de hukou, de planning familial, de mobilisation populaire autour des mots d’ordre du parti. À partir de la fin des années 1970 sous l’ère des réformes, la reconfiguration des entreprises bouleverse l’organisation sociale anciennement en vigueur (Guiheux 2004 ; Pairault 2008) :
- « Les réformes qui visent à mettre en place un nouveau type d’entreprise concourent à transformer la société. L’entreprise devient une entité économique à part entière. Elle est désormais conçue comme une organisation spécifique dont la mission est uniquement économique. L’entreprise était au cœur du système d’organisation de la société, et notamment au cœur du système de redistribution. Les droits sociaux étaient auparavant associés à l’emploi et à l’entreprise. L’emploi au sein d’une entreprise assurait l’accès à la plupart des biens publics (santé, éducation, retraite, etc.). Ces services sont désormais assurés par d’autres institutions sociales sur une base individuelle dans le cadre d’un marché. C’est une autre société qui se met en place, différenciée socialement et contractuelle, où les droits, en particulier sociaux, sont davantage liés à la personne. » (Guiheux 2004 : p.103)
Avec la prospérité découlant de la croissance économique de la Chine, les grands entrepreneurs enrichis se trouvent interpelés par la société pour repenser la place de l’entreprise dans la redistribution des richesses accumulées. C’est ainsi qu’actuellement, les grandes fortunes telles que Chen Guangbiao – industriel du recyclage – Zong Qinghou – leader des entreprises de boissons – ou encore Wang Jianlin – propriétaire d’un grand groupe dans le tourisme et l’hôtellerie – arguent de l’importance de rembourser la dette qu’ils ont contractée envers la société grâce à laquelle ils sont aujourd’hui à la tête d’empires (Guiheux 2015). En 2009, les dons d’entreprises au profit d’actions caritatives s’élèvent à plus de 30 milliards de yuan, principalement en vue de financer des opérations de secours à des personnes sinistrées lors de catastrophes naturelles, ou encore des programmes de santé et d’éducation (notamment à destination de l’enseignement primaire). Constatant que les entreprises qui contribuent le plus aux actions philanthropiques sont celles des secteurs où la concurrence est faible pour des gains très élevés (immobilier, secteur énergétique), G. Guiheux propose d’interpréter ces dons comme le rachat d’un crédit moral auprès de la société chinoise. En effet, dans une société où les inégalités socio-économiques vont croissant et suscitent de plus en plus de contestations, l’enrichissement des grands entrepreneurs doit trouver une certaine légitimité (Guiheux 2015). De nombreuses entreprises privées choisissent ainsi la voie de la philanthropie pour financer des programmes sociaux (financement d’écoles, d’hôpitaux, d’infrastructures) là où les autorités locales sont justement à la recherche de ressources, un compromis s’établissant ainsi entre les deux parties : aux entreprises privées sont accordés un statut social et un accès aux espaces politiques, aux autorités reviennent des sources de financement importantes (Ma et Parish 2006). Pour M. Abélès, les sommes colossales versées par les entrepreneurs sous forme de dons prennent particulièrement sens non pas uniquement dans une perspective matérialiste (intérêts des dons en rapport à la fiscalité), mais bien dans une perspective symbolique. Les dépenses somptuaires sous forme de dons ont pour fonction de sortir une partie de l’argent accumulé hors du circuit de l’échange marchand, venant ainsi compenser la violence de l’enrichissement et la souillure (accumulation monétaire comme fruit de pratiques interlopes) qui lui est attachée. Pour J.-L. Rocca, dans le « nouvel éthos économique chinois », c’est l’accumulation en vue de la redistribution qui trouve le plus de légitimité sociale, et non la réussite individuelle (Rocca 1994).
Ian et Lee, loin des millions circulant dans les hautes sphères de la philanthropie chinoise, américaine ou internationale, ne sont pas moins bercés par l’idéologie du don comme contrepartie à la dette (Abélès 2003) qu’ils ont contractée à l’égard de la société chinoise d’une part, de leur réseau local d’une part. Pour contrebalancer cette dette, ils mettent en place des stratégies et pratiquent un certain nombre d’activités qui leur demandent un fort investissement personnel, faisant écho à cette philanthropie américaine réformée évoquée plus haut, fermement ancrée dans des engagements communautaires, tout autant que dans l’idéologie chinoise valorisant la morale de la redistribution. Là où la philanthropie américaine traditionnelle (mécénat, fondations de charité) fonctionnait sur une séparation nette entre les personnes à l’origine des dons et celles qui en étaient bénéficiaires, les actions de Ian et Lee s’inscrivent davantage dans un paradigme prôné par la nouvelle philanthropie américaine : l’investissement humain (par exemple la réalisation de bénévolat) au plus près des problèmes sociaux concrets. Les nouveaux philanthropes se disent moins mus par l’étendue de leur fortune que par leurs passés individuels : souvent issues de la classe moyenne, ce sont des personnes qui ont une formation universitaire, font valoir le fait qu’elles ont acquis et non hérité leur position actuelle, elles se présentent comme plus concernées par les problèmes sociaux existants.
Les grands entrepreneurs chinois s’adonnant à des activités philanthropiques font également valoir leur expérience personnelle des inégalités ou de la pauvreté, mais non comme témoins, ils rappellent qu’ils en ont eux-mêmes été les victimes (Guiheux 2015). En effet, les grands entrepreneurs philanthropes chinois actuels font partie de la première génération ayant pu s’enrichir après 1979 (fuyidai). Ils ont en conséquence tous fait l’expérience soit de la pauvreté soit de la persécution, pour ceux issus de familles accusées de bourgeoisie sous le régime maoïste. En relatant les difficultés qu’ils ont connues, ces grands entrepreneurs enrichis marquent leur solidarité avec les membres de la société traversant eux-aussi des tourments (Guiheux 2015). Voici l’exemple du récit de Cao Dewang, président du groupe Fuyao parmi les plus grands exportateurs mondiaux de verre automobile, analysé par G. Guiheux :
- « Cao Dewang, par exemple, est né en 1946 ; trois ans plus tard, alors que ses parents quittent Shanghai pour retourner dans leur village d’origine, ils perdent tous leurs biens et se retrouvent brutalement plongés dans le dénuement. Faute de moyens financiers, Cao Dewang ne débute sa scolarité qu’à l’âge de 9 ans. À 17 ans, il est contraint d’arrêter ses études ; il aide ses parents dans l’élevage de bœufs, puis son père qui tient un petit commerce de cigarettes. Au milieu des années soixante, il tient un commerce de fruits : il se lève tous les jours à trois heures du matin pour s’approvisionner au marché situé à trois heures de route à vélo de son bourg. Après la Révolution Culturelle, il se lance dans la culture de champignons blancs, puis exerce divers métiers : employé de cuisine, technicien forestier, réparateur de véhicules, etc. Dans les années 1980, Cao Dewang travaille dans une usine de production de verre ; c’est en prenant la direction de cette entreprise qu’il accumule son premier capital et débute son aventure industrielle. Les difficultés qu’il a rencontrées, Cao Dewang ne les oublie pas et c’est ainsi, dit-il, que prend forme son action philanthropique : “j’ai trop souvent mordu la poussière étant jeune, je connais le goût de la pauvreté, elle peut dévaster, tourmenter un homme en passant de son esprit jusqu’à sa chair, c’est trop dur”. » (Guiheux 2015 : p.131-132)
En mettant en avant les difficultés surmontées dans leurs parcours personnels, les grands entrepreneurs chinois produisent des représentations qui d’une part, scellent une forme d’analogie entre leurs histoires de vie et celles des travailleurs ordinaires, et d’autre part valorisent la dimension individuelle de la réussite économique : à celles et ceux qui ne craignent ni le labeur, ni les épreuves, tout est possible. Les idéologies philanthropiques américaine et chinoise partagent ainsi les paradigmes de la dette contractée à l’égard de la société, mais également de la responsabilisation des individus face à des questions sociales vastes, structurellement déterminées.
Rendre à la communauté restreinte : une « raison humanitaire »
Les activités philanthropiques de Ian et Lee concernent également le cercle plus restreint de leurs employées au café-restaurant. Ce positionnement des entrepreneurs s’inscrit dans des réflexions sur leur responsabilité de vie et de mort par rapport à l’équipe, qui s’intensifient suite à un attentat à la bombe perpétré dans l’établissement le 24 décembre 2008. En effet, le déroulement des jeux olympiques au cours de l’été 2008 à Pékin a été l’occasion de renforcement de crispations internes chinoises autour de questions politiques telles que la situation du Tibet ou de la province du Xinjiang (Béja 2008 ; Robin 2008 ; Wei 2008). Un poseur de bombe s’est introduit dans le café-restaurant le matin du 24 décembre 2008 et a installé son dispositif dans les toilettes. Mais le dispositif à retardement – censé déclencher l’explosion de la bombe en fin de la journée – a échoué, et l’explosion est survenue immédiatement. Elle a fait une victime, le poseur de bombe lui-même, n’a blessé aucune des employées ni aucun des clients ni les entrepreneurs. Les autorités de Kunming ont attribué cet attentat à un terroriste Ouïghour. Le café-restaurant est resté fermé pendant plusieurs semaines, Ian et Lee ne sachant pas s’ils souhaitaient ou non le rouvrir. Ils s’interrogeaient sur leur responsabilité en tant que fondateurs de cet établissement et cauchemardaient des scénarios catastrophes dans lesquels une personne de l’équipe aurait été blessée ou tuée. Finalement ils ont effectué les travaux nécessaires et rouvert le café-restaurant, les employées ont toutes repris leur poste.
Après cet événement dramatique, les entrepreneurs ont été de plus en plus convaincus de l’impact de leurs choix et de leurs actions sur les vies des employées. Certaines activités philanthropiques ont alors été ciblées vers elles. DaBing avait 17 ans quand elle est arrivée au café-restaurant en 2012. Elle fut obligée d’arrêter de travailler au bout de huit mois. DaBing était malade depuis l’enfance, elle avait consulté des médecins à l’hôpital de Kunming qui lui avaient diagnostiqué une grave pathologie rénale. Les traitements nécessaires s’avérèrent très coûteux, et la jeune fille demanda à rentrer auprès de ses parents.
Les employées du café-restaurant sont toutes originaires d’un même district rural de la province du Yunnan, situé à une journée de bus de la ville de Kunming. Leurs parents sont majoritairement paysans. Il existe de grandes disparités régionales en ce qui concerne l’accès aux soins en Chine (Cailliez 2002 ; 1998). Le système de santé chinois est décentralisé, reposant dans les zones rurales, sur l’activité d’hôpitaux municipaux et de centres de santé villageois (Audibert et al. 2008). Les soins dispensés dans ces structures sont de moindre réputation que ceux des hôpitaux provinciaux et leurs tarifs sont parfois prohibitifs. Les autorités centrales ont amorcé en 2008 une vaste réforme du système de santé ayant pour but de renforcer l’offre de soins, de consolider les hôpitaux publics, d’étendre l’assurance maladie à l’ensemble de la population rurale, de refonder le système de prix des médicaments prescrits dans les hôpitaux et d’encourager les investissements privés (Durand-Drouhin 2011 ; Mathonnat et al. 2015). Bien que les dépenses publiques pour la protection sociale (assurance santé, régimes de retraite, aides au logement) aient fortement augmenté au cours des dernières années, passant de moins de 500 milliards de yuan en 2000 à plus de 5500 milliards en 2012 (Wang 2014), les personnes qui, comme DaBing, quittent leurs villages de campagne pour travailler en ville, restent oubliés des réformes, et l’amélioration du système de santé dans les zones rurales demeure une problématique complexe (Durand-Drouhin 2011).
Lorsque Ian et Lee comprirent que le retour de DaBing chez ses parents signifiait l’absence de mise en route d’un traitement pour la jeune fille faute de moyens, ils décidèrent d’organiser une collecte de fonds pour payer les soins. Les parents de DaBing n’étaient initialement pas d’accord, leur décision étant prise de ne pas s’investir dans de longs et coûteux traitements. Un revirement de situation survint pourtant quelques jours plus tard et les parents acceptèrent de faire le trajet jusqu’à l’hôpital de Kunming pour initier le traitement, qui ne pouvait être fait dans une structure intermédiaire (hôpital de préfecture). Ian et Lee ont fait jouer leurs connaissances dans le milieu des organisations non gouvernementales spécialisées en santé, ils ont ainsi obtenu des contacts avec des médecins réputés. En parallèle, ils ont mobilisé les réseaux sociaux, la clientèle du café-restaurant et ils réussirent à réunir 8 000 $ à l’issue d’une semaine de collecte. Les dialyses que DaBing devait recevoir plusieurs fois par semaine, à vie, représentaient des frais de 5 000 $ par an. Au cours des semaines qui suivirent, plusieurs établissements de Kunming ont soutenu la collecte : des concerts de soutien ont été organisés dans différents bars et restaurants, une grande entreprise d’eau minérale chinoise a fait don de bidons d’eau. Ian et Lee ont réuni au final 24 000 $ en quatre mois. Mais en 2013 DaBing décèda brutalement sur le trajet pour se rendre à sa dialyse dans un hôpital de proximité. Le fonds demeure aujourd’hui ouvert, porte le nom de la jeune fille décédée, et a vocation à soutenir des actions associatives de santé.
On observe au niveau international en général (Atlani-Duault et Dozon 2011 ; Dozon et Fassin 2001 ; Farmer 1996 ; Fassin 2010 ; Hours et Sélim 2014), ainsi qu’en Chine plus particulièrement (Froissart 2011 ; Salgues 2012b ; Sélim et Hours 2009 ; Yan 2009) le déploiement d’une « raison humanitaire » (Fassin 2010), ancrée dans des sentiments moraux tels que la solidarité et la compassion. Le registre de la compassion tend à se substituer à la notion de droit, et les individus se voient obligés de faire valoir le traumatisme et l’émotion pour défendre ce qui relève de leurs droits et de la justice. La « raison humanitaire » :
- « C’est l’invention de la souffrance psychique comme mode de reconnaissance des inégalités et de la marginalité sociales, avec la mise en place correspondante de lieux d’écoute dans les quartiers dits en difficulté. C’est la sollicitation toujours plus pressante de récits pathétiques de soi dans les procédures de demande d’aides financières ou les dispositifs d’insertion. C’est la reconnaissance du traumatisme comme réalité clinique et représentation symbolique des conséquences de la violence. C’est encore la mission donnée aux organisations humanitaires de gérer l’injustice et la précarité dans des espaces proches ou lointains. (…) Un nouveau langage permet d’énoncer un nouveau récit social accordant un rôle particulier et une légitimité singulière aux victimes. Cette configuration assigne une place centrale aux sentiments moraux dans l’espace public. Le pathos devient un ressort du discours et de l’action politiques. » (Fassin et Eideliman 2012 : p.40-41)
Pour les individus dévoués, la satisfaction du désir d’aider l’autre (Lallier 2007) endiguerait les frustrations ressenties au sujet de ses malheurs propres, désamorçant par là-même les velléités revendicatives ou de révolte (Sélim et Hours 2009). L’altruisme comme dérivatif à la quête de justice c’est, selon M. Sélim et B. Hours, le programme proposé par l’État-parti au travers des politiques encadrant le développement du travail social et du bénévolat en Chine actuellement. Pour Yan Y., l’émergence d’un sujet chinois de la compassion à partir de l’ère des réformes prend corps dans une reconfiguration du paysage moral où la moralité collective de la responsabilité et du sacrifice de soi, prônée sous le régime maoïste, cède la place à une nouvelle moralité individuelle de l’accomplissement de Soi.
- « Par exemple, lorsqu’on les interroge sur les raisons qui les poussent à aider un étranger, les Bons Samaritains répondent souvent que c’est par “compassion”, “parce que cela fait du bien de se sentir capable d’aider”, ou que “nous sommes tous des êtres humains et nous devrions nous entraider”. Parmi les vingt-six cas que j’ai examinés, les entretiens que j’ai menés, les données récoltées sur les sites internet, personne ne fait référence à des valeurs morales collectives, ni ne mentionne Lei Feng. De la même manière, les jeunes bénévoles qui se sont précipités dans le Sichuan à leurs propres frais pour aider les victimes du tremblement de terre de mai 2008 mobilisent des raisons fortement individualistes pour expliquer leurs actions, un bon nombre d’entre eux mettant particulièrement l’accent sur le fait qu’aider les autres donne davantage de sens à leurs propres vies. » (Y. Yan 2009 : p.22)
Ceci survient dans un contexte d’appel à une mobilisation philanthropique large, chacun devant faire acte de charité à sa mesure :
- « Après 2008, avec la mobilisation philanthropique en ligne de plus en plus fréquente, on observe l’émergence et l’expansion dans tous les domaines sociaux et politiques de la notion de gongyi – intérêt public/bien-être public – qui en appelle à une “philanthropie moderne” et participative, à une mobilisation de la société et comporte une dimension morale et universelle étendue. Ce terme, que les chercheurs chinois traduisent par “philanthropie moderne” ou “philanthropie” tout court, implique une participation financière et un engagement de la population “des gens ordinaires” pour résoudre les problèmes sociaux et se distingue de la “philanthropie/ charité sous la tutelle du gouvernement” et de la philanthropie “des riches”. Certains mettent en avant l’accès pour tous au champ collectif pour contribuer au gongyi, d’autres soulignent la dimension de volontariat pour “l’intérêt public”. Malgré cette différence, la participation de chacun au sein de la société est centrale dans cette notion idéologique qui propose l’idée d’une égalité des sujets citoyens et promeut la responsabilité de chacun à agir pour soulager les maux d’autres individus. » (Guo 2017 : p.216)
Ainsi les activités philanthropiques de Ian et Lee, à destination de la communauté restreinte que constitue l’équipe de leurs employées, se structurent autour de ce que D. Fassin a identifié comme « une raison humanitaire », dans laquelle le registre de la compassion permet la mobilisation d’individus autour de situations dont le caractère inégalitaire est structurel, relevant du registre du droit des personnes. Ceci survient en outre dans un contexte chinois de remodelage du paysage moral, mettant l’accent sur l’individu : tant sur les bénéfices individuels dont l’action altruiste est susceptible d’être pourvoyeuse, que sur la responsabilité de chacun de s’investir dans le soulagement de problèmes sociaux.
Conclusion
Depuis la fin des années 1980, les autorités chinoises se sont attachées à reconstruire la figure idéale-typique du nouveau citoyen modèle : l’entrepreneur philanthrope (Desplain à paraître ; Guiheux 2004). En relayant des success stories d’entrepreneurs accomplis et de philanthropes généreux, le gouvernement chinois propose comme réponse à des questions de société (les licenciements massifs des travailleurs du secteur d’État, le développement des zones rurales laissé à la responsabilité des localités, l’exploitation des travailleurs migrants etc.), des solutions fortement individuelles. La démarche des entrepreneurs présentés ici s’inscrit à la fois dans ce discours plus global, appuyant la légitimation de leur statut d’immigrés américains à la tête d’une petite entreprise à capitaux exclusivement étranger (guo waizi qiye), mais également dans l’histoire longue d’une morale de la philanthropie.
Références bibliographiques
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Audibert, Martine, Yohana Dukhan, Jacky Mathonnat, Ningshan Chen, Aning Ma, et Aïtian Yin. 2008. « Activité et performance des hôpitaux municipaux en Chine rurale. Une analyse sur données d’enquêtes dans la province de Shandong, Abstract ». Revue d’économie du développement 16 (1) : 63‑100.
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Desplain, Aurélia. À paraître. « Le capitaliste philanthrope et l’entrepreneur socialement responsable : nouveaux « héros socialistes » de la Chine contemporaine ? » The Tocqueville Review / La Revue Tocqueville 40 (2).
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Eyraud, Corine. 1999. L’entreprise d’État chinoise : de « l’institution sociale totale » vers l’entité économique ? Paris, L’Harmattan.
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