Entretien avec Arthur Gautier, autour du concept de philanthropie
Arthur Gautier est Professeur assistant à l’ESSEC Business School au sein du Département Droit et Environnement de l’Entreprise et Directeur exécutif de la Chaire Philanthropie.
L’objet de l’entretien est un article qu’il vient de publier sur l’évolution du concept de philanthropie : GAUTIER Arthur (2019). « Historically contested concepts : A conceptual history of philanthropy in France, 1712-1914 », Theory and Society, 48 (1):95-129.
Qu’est-ce que la philanthropie ? En quoi est-elle un concept contesté ?
Aujourd’hui, quand on entend le mot de philanthropie, on peut penser à plusieurs choses différentes. Le terme est souvent utilisé pour désigner tous les dons financiers consentis par les acteurs privés en faveur d’organismes d’intérêt général : associations humanitaires, instituts de recherche médicale, musées, universités, etc. Pour certains, la philanthropie a un sens plus restrictif et désigne seulement les dons et fondations des plus riches, à l’instar de Bill Gates et Warren Buffett. Pour d’autres, la philanthropie demeure une vertu, un idéal altruiste consistant à vouloir le bien d’autrui, souvent utilisé par contraste avec un comportement égoïste (« s’il agit ainsi, ce n’est pas par philanthropie »).
Plusieurs interrogations reviennent souvent dans les débats contemporains autour de la philanthropie : s’agit-il vraiment d’altruisme ou bien les philanthropes servent-ils en réalité leur propre intérêt (la question des motivations) ? Faut-il l’encourager, par exemple via des incitations fiscales ou des statuts juridiques intéressants ? Quelles règles faut-il mettre en place pour qu’elle soit juste et efficace (la question de la régulation) ? La philanthropie a ses détracteurs et ses partisans, elle laisse rarement indifférent. Moins présente en France dans le cadre de l’essor de l’Etat-Providence au 20e siècle, elle a retrouvé un certain lustre en ce début de 21e siècle, où il est devenu communément admis que les dons privés sont indispensables pour compléter les financements publics dans de nombreux domaines.
Tout ceci fait de la philanthropie un « concept essentiellement contesté », au sens où l’entendait le philosophe Walter B. Gallie en 1956 dans un article qui a fait date. Dans cet article, Gallie décrit que certaines idées abstraites largement utilisées (ex : la justice, l’art, la démocratie) font structurellement l’objet de disputes et de controverses sans fin. Selon Gallie, un concept est essentiellement contesté lorsqu’il réunit les sept critères suivants : évaluatif, c’est-à-dire qu’il contient des jugements de valeurs ; intrinsèquement complexe ; descriptible de plusieurs manières différentes ; ouvert et sujet à modifications successives ; reconnu comme contesté par les parties adverses ; incarné par un modèle, un archétype ; sujet à un accord temporaire entre les parties. La démarche de Gallie s’inscrit dans une approche linguistique et socio-cognitive de l’étude des concepts, qui diffère de l’approche classique ou réaliste selon laquelle les concepts sont des représentations mentales de catégories stables du monde extérieur, aux frontières claires, avec des conditions nécessaires et suffisantes. D’après les tenants du « tournant linguistique », les concepts n’ont pas de définition immuable et ne sont que des artefacts langagiers et culturels qui sont produits, partagés et discutés entre groupes humains.
Il me semble qu’il est intéressant d’étudier la philanthropie sous cet angle. Mais comme je le souligne dans mon article, la notion même de « concept essentiellement contesté » développée par Gallie est critiquable car elle ne prend au sérieux trois aspects essentiels : le contexte social, culturel et politique dans lequel un concept est utilisé ; l’identité, les intentions et les rôles des acteurs et groupes qui l’utilisent de telle ou telle manière ; l’histoire et l’évolution temporelle de son usage. C’est par la prise en compte de ces trois aspects que l’on peut comprendre comment la contestation d’un concept comme celui de philanthropie peut naître et changer dans nos sociétés.
Quelles sont les grandes étapes dans l’évolution du concept « philanthropie » ?
Dans mon article, j’étudie la genèse et l’évolution du concept de philanthropie en France en cherchant sa trace dans le contenu de dictionnaires, encyclopédies, essais, romans (données primaires), mais aussi dans les travaux d’historiens (données secondaires). Plus particulièrement, je commence l’investigation en 1712, première apparition recensée du terme sous la plume de Fénelon, et continue tout au long de ce que certains historiens ont appelé le « long dix-neuvième siècle » (1789-1914). C’est au cours de cette période très riche de la modernité en France que de nombreuses idées politiques, philosophiques et scientifiques ont vu le jour. La philanthropie n’y fait pas exception. J’ai identifié quatre grandes phases dans cette « histoire conceptuelle ».
Dans la première phase (1712-1789), le mot de philanthropie apparaît dans la langue française moderne et c’est au théologien, homme d’Eglise et écrivain Fénelon qu’on le doit. Dans son essai Dialogue des Morts (1712), il recrée une conversation entre Socrate, Alcibiade et Timon d’Athènes et y définit la philanthropie comme « une vertu douce, patiente et désintéressée, qui supporte le mal sans l’approuver ». Du grec phileo (amour, amitié) et anthropos (homme, humanité), la philanthropie est une vertu, une qualité première pour les encyclopédistes et philosophes comme Diderot et Voltaire, qui considèrent que l’homme est naturellement bon et la société perfectible. Si le mot philanthropie est consensuel à ses débuts, il devient progressivement une alternative laïque à la charité catholique. A l’amour de l’homme comme créature de Dieu, la philanthropie substitue l’amour de l’homme pour l’homme, sans médiation divine. Il est d’ailleurs remarquable que la philanthropie soit l’une des qualités requises pour devenir franc-maçon dans le Discours de Ramsay (1736), texte fondateur de la franc-maçonnerie. Inspirés par les idées nouvelles des Lumières, les premières sociétés philanthropiques se créent à l’aube de la Révolution de 1789 pour tenter de les mettre en pratique.
Dans la seconde phase (1789-1814), je décris comment la philanthropie triomphe et devient l’un des mots-clés de la Révolution française, synonyme de patriotisme. Contrairement à une idée reçue, ce n’est pas la philanthropie en tant que telle mais bien les organismes de charité, gérés par l’Eglise catholique et les congrégations, qui sont visés par les politiques de saisie de biens et d’abolition des corps intermédiaires. Les idéaux philanthropiques inspirent plusieurs mesures d’assistance publique de la Convention pour enrayer la pauvreté mais elles sont abandonnées faute de moyens suffisants. Il faut attendre une forme de stabilité sous le règne de Napoléon Bonaparte pour voir éclore les initiatives philanthropiques privées en France dans de nombreux domaines : construction de logements décents et de dispensaires, protection des orphelins, distribution de bons alimentaires, vaccination contre la variole, campagnes d’abolition de l’esclavage ou de la peine de mort… Elles sont financées et dirigées par les élites progressistes et libérales de l’époque (médecins, industriels, banquiers, parlementaires), avec pour but d’améliorer concrètement et durablement le sort des plus vulnérables. La philanthropie se démarque clairement de la charité traditionnelle par la valorisation de la science, la recherche d’autonomie pour les bénéficiaires et la participation au débat public.
La troisième phase (1814-1848) est beaucoup plus conflictuelle. Sous la Restauration (1814-1830), royalistes et catholiques conservateurs répondent à l’essor de la philanthropie par une attaque en règle contre ses fondements conceptuels et une réhabilitation de la charité. Comme l’a documenté l’historienne Catherine Duprat, les philanthropes sont accusés par les conservateurs d’être vaniteux, matérialistes, cosmopolites et de défendre des idéaux abstraits. Pour Chateaubriand, la philanthropie « n’est que l’idée chrétienne de charité retournée, changée de nom et trop souvent défigurée » (Mémoires d’outre-tombe, 1841). Avec la Monarchie de Juillet (1830-1848), l’ère semble plus favorable au développement de la philanthropie. Mais face à l’apparition de la question sociale et la révolte des travailleurs pauvres dans plusieurs grandes villes, les initiatives philanthropiques paraissent insuffisantes et en décalage avec l’ampleur des problèmes sociaux accompagnant la première révolution industrielle. Les « filous en troupe » sont moqués dans les romans de Flaubert ou dans les gazettes pour leur naïveté, leur médiocrité ou leur carriérisme. A partir des années 1840, la philanthropie subit une nouvelle attaque, cette fois sur sa gauche : les penseurs socialistes la considèrent comme un masque hypocrite (Fourier), un obstacle à l’émancipation volontaire des ouvriers (Proudhon), ou une manière pour l’élite capitaliste de faire oublier l’exploitation des ouvriers (Engels).
Dans une quatrième et dernière phase (1848-1914), en dépit d’un encouragement réglementaire sous le Second Empire (1852-1870), la philanthropie perd de son lustre et subit la concurrence d’un nouveau concept, apparu dans le code civil et pensé comme un principe d’organisation politique et sociale : la solidarité. Rendue célèbre par le livre de Léon Bourgeois (1896), elle représente une forme de contrat tacite entre les membres d’une société qui reconnaissent leur interdépendance et la dette mutuelle qui les obligent. Contrairement à la charité et à la philanthropie, qui relèvent de la morale individuelle, la solidarité suppose une contrainte légale. Cherchant une troisième voie entre socialisme révolutionnaire et capitalisme libéral, républicains et radicaux font de la solidarité un concept-clé de la Troisième République. Malgré la hantise française pour toute forme de « charité légale », l’Etat républicain finit par voter les premières lois d’un Etat social : assistance médicale gratuite (1893), accidents du travail (1898), assistance aux vieillards et aux infirmes (1905). Philanthropie et charité restent actives sur le terrain mais sont reléguées au second plan.
Que révèlent ces évolutions du concept de philanthropie de la situation contemporaine ?
Cette histoire conceptuelle de la philanthropie révèle plusieurs choses intéressantes pour nos débats actuels. Il est d’abord frappant de constater que la philanthropie a une riche histoire en France et que celle-ci est inséparable du traitement de la question sociale. Alors que les pauvres étaient pris en charge par l’Eglise catholique et les congrégations dans l’Ancien Régime, l’Etat républicain issus de la Révolution de 1789 a tenté d’instaurer une alternative laïque et progressiste en promouvant justement le concept de philanthropie. Si c’est Fénelon, un théologien, qui l’a introduite dans la langue française, il est clair que la philanthropie a constitué un concept rival à celui de charité, créant d’intenses querelles pendant la Restauration. A mesure que la sécularisation de la société française avançait au cours du 19e siècle, la rivalité entre philanthropie et charité a décliné et c’est finalement le concept de solidarité qui s’est imposé, et avec lui les premières mesures d’assistance publique financée par l’impôt (et non par les dons).
Il serait passionnant de prolonger ce travail par une histoire conceptuelle du renouveau de la philanthropie au début du 21e siècle. Délaissé et presque « ringardisé » avec l’essor de l’Etat-Providence après 1945, le mot de philanthropie est réintroduit quand justement cet Etat-Providence fait l’objet d’une crise multiforme. Il faudrait pouvoir documenter la manière dont ce renouveau s’est opéré : quels acteurs l’ont souhaité ? Pour atteindre quels objectifs ? Comment s’y sont-ils pris ? Qui s’y est opposé et pourquoi ? Il y aurait certainement des données à collecter au sein de l’administration publique, des archives parlementaires, dans certaines grandes fondations, dans les think-tanks, dans les médias… Il y a bien sûr l’influence du « philanthro-capitalisme » et la résonance du Giving Pledge de Gates et Buffett en 2010, mais l’influence américaine et de la mondialisation n’explique certainement pas tout. Une « philanthropie à la française » connaît un essor remarquable depuis une quinzaine d’années. Plus visible dans l’espace public, plus acceptée par l’opinion, la philanthropie a également été encouragée par l’Etat français grâce à plusieurs lois phares (loi relative au mécénat, aux associations et aux fondations du 1er août 2003, loi de modernisation de l’économie du 4 août 2008) qui ont rendu plus attractif son cadre juridique et fiscal. Loin d’être deux pôles opposés dans la gestion de l’intérêt général (un autre concept dont il faudrait faire sérieusement la généalogie !), la philanthropie et l’Etat continuent leur histoire commune, entre encouragement et contrôle, mais avec de nouveaux équilibres, qui se distinguent de ceux des 19e et 20e siècles.
Malgré le renouveau du concept de philanthropie en France, la contestation existe toujours et c’est à l’occasion d’événements très médiatiques, comme la collecte de dons extraordinaire après l’incendie de la cathédrale Notre-Dame de Paris, qu’elle resurgit. On retrouve certains arguments utilisés par la critique socialiste du milieu du 19e siècle, comme l’hypocrisie des grandes fortunes qui deviennent philanthropes pour compenser leur prédation dans le monde des affaires. Il y a aussi des arguments nouveaux autour de la question des inégalités en démocratie ou du désengagement de l’Etat dans le financement de certaines politiques publiques. Dans un autre registre, populiste et nationaliste, la philanthropie est parfois vue comme une ennemie du peuple, un agent d’influence venu de l’étranger, notamment des élites financières mondiales. L’exemple le plus frappant se trouve hors de France : celui de George Soros, rudement mis à l’index en Hongrie par Viktor Orban. Il sera intéressant de voir comment le secteur de la philanthropie et ses défenseurs, pour qui celle-ci est un gage de pluralisme et d’innovation sociale dans les sociétés ouvertes, prendront en compte et répondront à ces nouvelles contestations, dans un contexte incertain où finalement tous les scénarios sont possibles.
Propos recueillis (et traduits) par Anne Monier