Rencontre avec Martine Kaluszynski
Recherches sur la philanthropie : le moment AREPPOS
Martine Kaluszynski
1) Vous qui étiez là dès les débuts de ce projet, pourriez-vous nous rappeler ce que fut l’expérience AREPPOS, de quoi s’agissait-il ?
L’idée d’AREPPOS (l’Association pour la REcherche sur les Philanthropies et les POlitiques Sociales) émane avant tout d’historiens, et plutôt d’historiens de la prison ou du pénal comme Jacques Guy Petit (1), Françoise Têtard (2), Sylvette Dupont (3) et moi-même, jeune docteure depuis 1988 et qui portait un projet Cnrs intitulé Etat, Philanthropie et mouvement social. La société Générale des Prisons, Pour une sociologie des relations entre professionnels, savoirs, ordre social et politique. Toutes trois menions alors un projet de recherche sur les sociétés de patronage à l’initiative de réseaux philanthropiques, alternatives à la prison pour des délinquants primaires ou des jeunes en danger moral (4).
Il n’est pas anodin que l’on retrouve, à l’origine de ce groupe, des historiens de la prison ou du pénal, tant il faut reprendre à Jacques Guy Petit ce qu’il disait des élites qui, au XIXe siècle, voient dans la question pénale une façon de résoudre la question sociale.
Dès lors, c’est bien le pénal qui est investi comme un objet politique, un enjeu politique pour les gouvernements en place et de ce fait, deviendra un laboratoire fécond et stimulant qui servira de « pilote », inspirera pour son organisation et dans sa configuration la mise en œuvre des politiques d’assistance, les futures politique sociales.
Très vite se sont associés d’autres historiens comme Jean-Noël Luc, Catherine Duprat historienne incontournable de la philanthropie (5), également des sociologues, Colette Bec ou des politistes comme Didier Renard ou Gilles Pollet, une juriste comme Francine Soubiran Paillet. Voici quelques noms au hasard et bien d’autres qui manquent, je m’en excuse.
Nous avons décidé de nous réunir avec un projet commun, partir de la philanthropie pour travailler sur la question de l’État-providence tant il nous semblait évident que la philanthropie était ce passage obligé, cette transition, d’une valeur d’assistance et de compassion vers la mise en place de politiques autour de la question pénale, et de la question sociale souvent liée (6) - la pauvreté ou le paupérisme (7) étant au cœur de cette lutte des philanthropes. Les philanthropes que nous observions étaient, de ce point de vue, caractéristiques, plus tout à fait ancrés dans le monde charitable et pas encore (im)posés dans le monde politique.
De 1989 à 1993, nous nous sommes réunis au musée social dirigé alors par Colette Chambelland, assistée de Françoise Blum, et nous avons échangé assez régulièrement sur le mode d’un séminaire, avec des discussions, des interventions et avec l’objectif d’un projet commun.
2) Quels sont les principaux objets et résultats des recherches menées ?
Nous avons longtemps discuté autour d’un projet de dictionnaire de la philanthropie et des philanthropes pour lequel nous avions plusieurs entrées et sur lequel nous avons beaucoup travaillé mais qui n’a jamais été réalisé (8) et puis c’est l’idée d’un colloque qui a émergé, dont un ouvrage a été tiré.
Si le dictionnaire n’a malheureusement pu aboutir, nous avons pu organiser un colloque (produit des 4 années de séminaires de 1989 à 1993 ) avec le concours de l’Université de Paris VII, du CRIV (Vaucresson) et de l’Université d’Angers (Centre de Recherches Historiques) avec le soutien de la Fondation de France et du CEDIAS - Musée social. Ce colloque a eu lieu à Paris les 27 et 28 mars 1992 et a réuni des historiens, des sociologues, des juristes et philosophes français et étrangers sous l’intitulé : Philanthropies et politiques sociales en Europe XVIIIe-XXe siècles. Les interventions se sont organisées autour de quatre axes principaux : les modèles nationaux de la philanthropie et leurs inspirations ; les champs d’intervention et les pratiques au quotidien ; les réseaux et enfin les problématiques des actions sociales publiques ou privées.
L’enjeu du colloque était de montrer l’importance et l’influence de la philanthropie et de ses philanthropes dans la mise en place d’un État social. L’ensemble des interventions et des recherches montraient la complexité des rapports entre les deux pôles, public et privé, classiquement opposés, et montraient la force de réseaux et de dispositifs périphériques dans la mise en forme des lois et de politiques sur les questions, sociales et pénales. Ces associations, réseaux philanthropiques ou de réformateurs sociaux étaient souvent composés de multiples acteurs, aux professions diverses, mais aussi entre autres, d’agents de l’État qui venaient ainsi se doubler d’une légitimité supplémentaire, ou d’hommes politiques qui trouvaient dans cette pratique apolitique, la capacité et le pouvoir de bouleverser l’ordre social et politique
La philanthropie a été particulièrement étudiée lors de ce colloque, dans une chronologie qui fait la part belle au XIXe siècle et montre la capacité subversive, feutrée et néanmoins offensive des réseaux philanthropiques dans la construction d’un État-providence.
Cette philanthropie s’illustre par une force assez inébranlable dans des contextes de crise ou de grands bouleversements, que ce soient des changements de régime politique ou en temps de guerre et permet ainsi de pérenniser le lien social et les codes sociaux. Malgré les rivalités entre les institutions philanthropiques et les politiques sociales de l’État, malgré les conflits fréquents ou les contentieux qui peuvent exister, il y a souvent eu de la complémentarité voire de la subsidiarité entre l’État et ces associations - c’est le cas par exemple dans le domaine de la protection de l’enfance ou des sociétés de patronage.
Ces axes ont constitué les parties d’un ouvrage intitulé Philanthropies et politiques sociales en Europe XVIIIe XXe siècle publié aux éditions Anthropos, Economica en 1992
Après les années 1990, et ces travaux novateurs portés par l’association AREPPOS, on a pu assister à une forme d’inertie, de silence ou de disparition du sujet en tant que tel, alors qu’il s’est sans doute dissous dans d’autres lieux, dans d’autres horizons, ou a été décliné d’autres manières (en étant porté par
les chercheurs présents au sein des séminaires AREPPOS)
Ainsi le séminaire de Christian Topalov qui s’est tenu pendant 3 ans à l’EHESS et a abouti à un ouvrage de référence (9) a accueilli certains membres AREPPOS, comme l’association pour la socio-histoire du politique (SHIP), que j’ai eu le plaisir de présider avec Gérard Noiriel et Michel Offerlé (10) a également intégré certains membres de l’association. A Grenoble et ensuite à Lyon, les travaux de socio-histoire sur les sciences de gouvernement (11) ont prolongé cet esprit et les thématiques nées à AREPPOS.
3) Comment percevez-vous le développement des études sur la philanthropie aujourd’hui ?
Aujourd’hui, et depuis quelques années, la question de la philanthropie émerge à nouveau. Il serait intéressant de comprendre, d’un point de vue de l’histoire des disciplines ou d’une historiographie propre au monde académique, pourquoi et comment ces travaux émergent avec ce regain à la fois universitaire mais aussi des pratiques renouvelées dans le domaine de la philanthropie.
La question de la pauvreté est toujours présente comme la question sociale mais il y a une diversité de pratiques ou de logiques dans la philanthropie telle qu’elle est menée aujourd’hui liée à la fois au contexte socio-politique, socio-économique ou géographique comme le montrent les travaux de Nicolas Duvoux (12). On voit aussi que cette philanthropie prend d’autres formes, d’autres visages que ceux historiquement développés par les travaux d’AREPPOS. Au terme de philanthropie peut être accolé le terme de mécénat, et l’investissement des entreprises dans des logiques de philanthropie redessine les contours de cette pratique comme le montre Sabine Rozier (13). Des collectifs comme les entreprises sont autant partie prenante que des individus, même si ces derniers peuvent être sollicités dans la pratique du don. Ces « nouvelles » pratiques, surtout celles du mécénat (re)posent des questions sur la gouvernance socio-politique dans un monde capitaliste assumé et interrogent le rôle et l’action de l’Etat ainsi « épaulé », Etat affaibli, stratège ou manipulé ? C’est la consistance de l’Etat dans sa capacité à ordonner la société qui se pose par ces redéfinitions de territoires et de compétences.
Malgré l’aspect sociologique des travaux menés aujourd’hui, on peut y voir la reconnaissance du travail historique, de l’histoire qui n’est pas seulement une méthode mais doit être également investie comme une culture qui invite à excentrer les interrogations, à produire des connexions entre les différentes manières d’aborder l’objet social et politique et qui permet d’ouvrir des perspectives d’analyse utiles, y compris sur des objets contemporains.
NOTES
1. Petit, Jacques-Guy, Ces peines obscures. La prison pénale en France (1780-1875) ; Paris, Fayard, 1990.
2. Françoise Tetard, ingénieure de recherche au cnrs a produit de nombreux travaux consacrés aux « enfances irrégulières » et à leurs institutions. C’est d’ailleurs sur cette thématique qu’elle a produit deux livres : l’ouvrage rédigé avec Vincent Peyre, Des éducateurs dans la rue : histoire de la prévention spécialisée, La Découverte, 2006 ; et Filles de justice, Beauchesne, 2009, rédigé avec Claire Dumas, sur l’éducation surveillée. Des articles plus anciens consacrés à la délinquance juvénile (1985), au phénomène des blousons noirs (1989), aux « inéducables » (1998). Une deuxième catégorie importante de ces travaux est consacrée aux mouvements, institutions et associations d’éducation populaire http://enfantsenjustice.fr/?tetard-francoise-1953-2010-546
3. Dupont-Bouchat, Marie-Sylvie, La Belgique criminelle. Droit, justice, société (XIVe-XXe siècles, Louvain-la-Neuve, Bruylant-Academia, 2006, 531 p. ou Dupont-Bouchat, Marie-Sylvie, Pierre,Eric, [dir.], Enfance et justice au XIXe siècle. Essais d’histoire comparée de la protection de l’enfance (1820-1914). France, Belgique, Pays-Bas, Canada, Paris, Presses universitaires de France, 2001, 443 p
4. Kaluszynski, Martine, Dupont, Sylvette, Têtard, Françoise, Un objet : l’enfant en danger moral. Une expérience : la société de patronage, 1990, Mire-CNRS, Rapport Ministère de la Recherche, 186 p
5. Duprat, Catherine, Pour l’amour de l’humanité – Le temps des philanthropes – La philanthropie parisienne des Lumières à la monarchie de Juillet, tome 1, Paris, Éditions du Comité des Travaux Historiques et Scientifiques, 1993, Usage et pratiques de la philanthropie. Pauvreté, action sociale et lien social, à Paris, au cours du premier XIXe siècle, Paris, Comité d’histoire de la sécurité sociale, deux volumes, 1996, 1997.
6. Chevalier, Louis, Classes laborieuses et classes dangereuses, Paris, Librairie académique Perrin, 2002, 565 p.
7. Entre autres, Jonquières, Louis-Victor de Fauque de, Mémoire sur l’extinction du paupérisme et de la mendicité, Paris, impr. de H. Fournier, 1842, 24 p.
8. Voilà un projet qui reste à l’ordre du jour sachant qu’aujourd’hui les dictionnaires sont très prisés
9. Topalov, Christian (dir.) Laboratoires du nouveau siècle. La nébuleuse réformatrice et ses réseaux en France (1880–1914), Paris, Éditions de l’EHESS, 1999.
10. Créée en 1993, avec pour projet la création d’un espace pluridisciplinaire, tenant compte de l’historicisation des objets. Dans SHIP, on retrouve Michel Chauvière Didier Renard, Francine Soubiran Paillet, mais aussi Gerard Noiriel et Michel Offerlé. Ces deux derniers avec Christian Topalov fonderont la revue Genèses, Sciences sociales et histoire, le premier numéro sort en 1990.
11. Ihl, Olivier, Kaluszynski,Martine, Pollet, Gilles (éd.), Les sciences de gouvernement, Paris, Economica, 2003 ; Ihl,Olivier, Kaluszynski, Martine, « Pour une sociologie historique des sciences de gouvernement », Revue française d’administration publique, n°102, 2003, p. 229-243 ;
12. Duvoux, Nicolas, Les oubliés du rêve américain. Philanthropie, Etat et pauvreté urbaine aux Etats-Unis, Paris, PUF, 2015
13. Rozier, Sabine, L’Entreprise-providence. Mécénat des entreprises et transformations de l’action publique dans la France des années 1960-2000, Université de Paris I, 2001.