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Entretien avec Ruth Shapiro à propos de son livre sur la philanthropie asiatique

Dr. Ruth A. Shapiro est la fondatrice et directrice du Centre for Asian Philanthropy and Society (CAPS). Elle est l’auteure principale de l’ouvrage “Pragmatic Philanthropy : Asian Charity Explained”, publié par Palgrave MacMillan en Janvier 2018.

Malgré les différences, existe-t-il une "manière asiatique" (Asian way) de faire de la philanthropie ? Si oui, pourquoi et quelles en sont les implications ?

L’Asie est une vaste région et n’est en aucun cas monolithique. Malgré cela, il y a des tendances ou des points communs que nous pouvons observer dans toute la région en matière d’investissement social privé. Quand on parle de l’Asie, il est essentiel de comprendre l’importance du rôle des relations. Dans la plupart des langues asiatiques, le mot (« relation ») traduit beaucoup plus que le simple fait de connaître ou non une autre personne. Il renvoie également à des obligations personnelles, ainsi qu’aux hiérarchies et aux réseaux que chaque relation implique.

Les relations interpersonnelles s’inscrivent dans le secteur social de diverses façons. Premièrement, en raison de l’absence de systèmes qui permettent une diligence raisonnable (« due diligence »), la façon la plus facile de vérifier un don de bienfaisance est de demander à un ami ou, souvent, de répondre à la demande d’un ami. Deuxièmement, les dons sont souvent faits pour plus d’une raison - il y a certes un désir de faire le bien, mais il y a plusieurs façons de le faire, pourquoi ne pas choisir une cause ou un organisme de bienfaisance qui permette aussi au donateur d’approfondir ses relations avec ceux qu’il aime ? Cela comprendrait les amis et la famille, mais aussi les partenaires d’affaires et le gouvernement.

Quelle est la principale différence avec les pays occidentaux ?

Les investisseurs sociaux asiatiques ont tendance à donner en accord avec le gouvernement. Partout dans la région, explicitement ou implicitement, un contrat social est en place. La philanthropie, la RSE et d’autres types d’investissement social tendent à se concentrer sur les mêmes objectifs prioritaires que ceux du gouvernement. Dans ce contexte, les organismes gouvernementaux participent souvent aux projets et aux programmes dès le début. Cette réalité a un côté positif important : lorsque le gouvernement est assis à la table depuis le début, il est plus facile pour lui de repérer les innovations qui fonctionnent et d’en faire des politiques, ce qui permet d’adopter facilement des changements systémiques.

Quelles sont les caractéristiques et les stratégies des organisations à but social (Social Delivery Organizations - SDO) asiatiques qui réussissent ?

Les SDO qui réussissent en Asie ont tendance à partager plusieurs caractéristiques : 1) ils travaillent dans des domaines qui sont largement reconnus comme étant importants et appréciés, tels que l’éducation, la santé et la lutte contre la pauvreté. 2) ils sont plus susceptibles d’avoir des liens avec l’élite, tant privée que gouvernementale, ce qui leur permet d’obtenir les financements et les autorisations dont ils ont besoin pour progresser ; 3) ils s’efforcent d’être plus transparents et responsables, avec des sites Web de qualité et des renseignements utiles sur leur impact et les méthodes de mesure d’impact.

Vous montrez que les nouvelles lois et réglementations encouragent mais aussi limitent la philanthropie : comment fonctionne ce double mouvement ?

Dans toute l’Asie, beaucoup s’opposent aux financements venant de l’étranger, car ceux-ci sont souvent perçus comme étant critiques à l’égard du gouvernement. L’Inde, la Chine, le Pakistan, le Cambodge, l’Indonésie et le Vietnam ont tous mis en place des réglementations et des barrières supplémentaires contre les financements étrangers qui entrent dans le pays.

En même temps, certains gouvernements encouragent la philanthropie locale qui, comme nous l’avons souligné précédemment, est plus susceptible d’être alignée sur le gouvernement. Les politiques qui exigent des dépenses de RSE, qui augmentent les subventions fiscales, qui identifient et récompensent les journées et programmes de don (« giving days and programs »), se multiplient en Asie.

Vous soulignez que les fluctuations juridiques autour du don créent un "déficit de confiance" (trust deficit) : pourriez-vous nous en dire plus ?

Il y a un profond manque de confiance envers le secteur à but non lucratif en Asie et, dans la plupart des cas, du secteur à but non lucratif envers le gouvernement et les entreprises. Ceci peut être attribué à :

• Un environnement réglementaire flou et fluctuant ;
• Des scandales importants et médiatisés, en particulier ceux qui incluent la fraude et l’utilisation abusive des fonds ;
• Un manque de transparence et de diffusion d’information de la part des philanthropes et des ONG, ainsi que l’incapacité d’expliquer et de mesurer les résultats ;
• Une distinction imprécise entre le plaidoyer (advocacy) et le service social (social delivery) ;
• Une tendance historique des "meilleurs et des plus brillants" à poursuivre des carrières dans le secteur privé et les institutions gouvernementales, et non dans la société civile.

La philanthropie fait-elle partie d’une société démocratique du point de vue asiatique ?

En Occident, la philanthropie et la société civile font partie intégrante d’une société pluraliste. En Asie, la philanthropie est souvent considérée en termes plus humanitaires.

Que peuvent faire les donateurs, les SDOs, les décideurs politiques et le grand public pour permettre au secteur social de prospérer et contribuer à améliorer la vie des populations de la région ?

Les problèmes d’aujourd’hui sont complexes et les solutions exigent la collaboration de toutes les composantes d’une société - gouvernement, entreprises et organisations de la société civile. Nous devons mieux comprendre comment travailler ensemble efficacement et mettre à profit les diverses forces et ressources inhérentes à chaque secteur pour trouver des solutions. Cela n’est pas seulement vrai en Asie, mais dans le monde entier.

Propos recueillis (et traduits) par Anne Monier

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