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France

La question des financements fléchés - Joseph Le Marchand

La question des financements fléchés

Par Joseph Le Marchand, fondateur de la société de services lenonmarchand.com

La philanthropie, comme l’impôt, est une contribution financière à l’intérêt général. Mais elle s’en distingue par deux caractéristiques essentielles : le fait qu’elle soit nécessairement volontaire quand l’impôt est obligatoire, et qu’elle soit fléchée vers une destination particulière quand l’impôt est par principe universel (non affectation d’une recette à une dépense déterminée). Cette seconde caractéristique constitue un sujet de discussion fréquente entre bailleurs (particuliers comme fondations de distribution) et allocataires (associations etc) de ces fonds. Nous chercherons ici à comprendre et concilier leurs points de vue respectifs.

Regards croisés sur l’affectation des fonds
Le fléchage – ou l’affectation- des fonds désigne l’allocation d’une ressource à une action. Il peut se faire à plusieurs niveaux cumulatifs : désignation d’une cause => d’un organisme agissant pour cette cause => d’une action spécifique au sein de cet organisme => d’une ligne de dépense précise dans le cadre de cette action spécifique.
En prenant l’exemple de la mobilisation suite à l’incendie de Notre Dame, on a vu des donateurs soutenir « la restauration des monuments historiques » (cause), « La Fondation Notre Dame » (une organisation) et d’autres « la flèche de Notre Dame » (programme spécifique), ou d’autres encore « les poutres de chêne » (ligne de dépense du programme de rénovation).

Le principe de l’affectation des fonds se justifie par un besoin de visibilité sur l’utilisation concrète des sommes allouées, besoin que les donateurs justifient très souvent par le fait de « savoir où va l’argent ». Il répond par ailleurs à la recherche d’un positionnement optimal de ces fonds afin de maximiser leurs potentialités : se positionner en complémentarité plutôt qu’en substitution des autres sources de financement (notamment publics), produire un effet levier (créer un effet d’entraînement d’autres financements, permettre une expérimentation risquée etc). Enfin, il peut relever d’un choix discrétionnaire du donateur, qui mobilise ses compétences et son libre arbitre pour orienter son soutien vers l’une des priorités qui lui sont présentées.
On peut postuler que, dans grand nombre de cas, cette liberté d’affection du don est la condition de son caractère volontaire.

Cependant, cette affectation répond parfois davantage au ressenti d’un besoin présumé et peut donc se trouver déconnectée des besoins réels. La suspension de la collecte pour le tsunami en 2003 par Médecins Sans Frontières, puis par la Fondation du patrimoine en 2019 pour le chantier de Notre-Dame, soulèvent la question de la concentration de moyens très fléchés vers une cause finie.
D’autre part, cette affectation fait porter des contrainte de gestion à l’organisation récipiendaire : les associations financées essentiellement pour des « projets spécifiques » font état de leur difficulté à faire financer leurs frais de structure pourtant nécessaires à la réalisation desdits projets. Elles rappellent par ailleurs la complexité de gestion induite par un tel suivi analytique (mécanisme des fonds dédiés). Elles déplorent la rigidité du cadre partenarial préétabli qui ne permet pas la gestion « agile » de l’action. Elles notent enfin que cette pratique les incite à développer par opportunisme des projets supplémentaires et accessoires, qui dispersent leurs énergies et les divertissent de leur mission sociale fondamentale.

En conséquence, les associations réclament souvent des « subventions pérennes de fonctionnement ». Pour autant, cette pratique de financement libre d’affectation et perpétuelle ne semble pas constituer pas un usage optimal de la philanthropie puisqu’elle induit une captation des ressources disponibles par un nombre réduit d’organisation, sans reinterrogation périodique de leurs avantages comparatifs pour servir la cause. Par ailleurs, ce type de financement quasi inconditionnel peut conduire à perpétuer des fonctionnements perfectibles, et transforme une relation partenariale en une logique de guichet, par laquelle le mécène se trouve pris dans une relation de dépendance.

La question est donc de savoir comment concilier cette liberté légitime du donateur à flécher ses fonds avec la réponse aux besoins réels des associations.

Vers des projets de fonctionnement
Différentes stratégies d’intervention philanthropiques permettent aux fondations de financement d’articuler les enjeux de leurs donateurs les contraintes opérationnelles des associations.

Les projets provoqués
Dans cette optique, la fondation prend dans une certaine mesure l’initiative sociétale, et repose sur des acteurs de terrain pour élaborer et mettre en œuvre des réponses à un besoin sociétal qu’elle aura identifié comme majeur et non pourvu. Cette approche suppose bien évidemment que la Fondation détienne un très haut niveau d’expertise thématique la rendant légitime à agir comme tel.
La Fondation peut lancer un appel à projets ciblé, destiné à susciter ou révéler des initiatives de terrain dont elle n’a pas connaissance. Elle pourra ainsi toucher un large éventail d’associations, repérer des initiatives peu visibles, et capitaliser sur les variations de réponses à une même problématique. Ces appels à projets créent cependant beaucoup d’attente auprès d’associations à l’affut d’opportunité de financements, et supposent de leur part la préparation de dossiers chronophages. Aussi, la Fondation devra veiller à bien calibrer les critères d’éligibilité pour réguler le flux de dossiers entrants, puis s’assurer qu’elle dispose des moyens nécessaires pour traiter les dossiers soumis et en soutenir une part conséquente.
A défaut, la Fondation pourra adopter une démarche proactive, et suggérer une action précise auprès d’un porteur de projet repéré au préalable, devenant ainsi quasi « commanditaire ». Dans ce cas, elle devra bien évidemment être particulièrement attentive aux risques d’ingérence et de gestion de fait en s’assurant que le projet s’inscrit bien en cohérence avec la mission sociale de l’organisation et qu’il est le fruit d’une co-définition.

Les projets de fonctionnement
D’autres fondations vont s’intéresser au « projet associatif » et choisir de soutenir une organisation pour l’ensemble de ses missions sans pour autant souhaiter lui faire un « chèque en blanc ». Dans ce cas, la Fondation peut alors choisir de prendre en charge un programme d’action ou un poste budgétaire récurrent. Mais elle peut également, dans une optique d’accompagnement stratégique, choisir de soutenir un projet structurel pour l’organisation, s’inscrivant dans sa stratégie globale et visant à faire évoluer son cœur de métier : revue des fondamentaux, réorganisation interne, optimisation d’une fonction support, évaluation d’impact de son activité, test de diversification etc. Il s’agit donc bien d’un projet dont le périmètre et la durée sont bornés ; mais qui participe au fonctionnement de l’organisation, et que l’on peut dès lors nommer « projet de fonctionnement ». En s’attachant à amplifier ou optimiser s’il y a lieu le fonctionnement de l’organisation, il la conduit vers un modèle durable indépendant (par gain d’efficacité, ouverture de nouvelles ressources etc) et présente donc un potentiel d’impact considérable.
La fondation, outre l’apport des financements nécessaires difficilement mobilisables auprès des sources habituelles en raison de la distanciation du projet soutenu avec l’action de terrain, apporte un regard extérieur sinon des compétences et réseaux inédits qui permettent parfois de renforcer le projet.
Ces projets de fonctionnement étant par définition stratégiques et impliquant des transformations majeures requérant nécessairement la pleine adhésion des équipes, il est essentiel de s’assurer que l’association porteuse en est bien à l’initiative et non pas qu’elle le développe en réponse à une opportunité de financement fléché.

Le succès de ces opérations repose sur la qualité du partenariat entre financeur et opérateur, lui-même basé sur la confiance, la compréhension réciproque des enjeux, la reconnaissance des domaines de compétences et des zones de souveraineté respectifs. C’est la qualité de ce cadre partenarial qui permettra d’élaborer le projet soutenu de manière optimale, de mobiliser le maximum de moyens disponibles pour en faciliter la réalisation, puis de pouvoir adapter le cadre préétabli en fonction des évolutions constatées.

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